« La ruée vers le gaz africain ». Ainsi s’intitule le dernier rapport de l’ONG américaine Global Energy Monitor qui alerte sur un risque d’actifs échoués d’environ 245 milliards de dollars en Afrique. En cause, les projets d’infrastructure gazière en cours, accélérés pour répondre notamment à la demande de l’Europe, confrontée à une crise énergétique. Alors que les dénonciations d’une « hypocrisie » occidentale sur la question climatique se multiplient, le débat reste entier autour des orientations des pays du monde en général et du continent africain en particulier
245 milliards de dollars d’investissements seraient prévus pour la construction de terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL), de gazoducs et de centrales électriques en Afrique, selon le dernier recensement de l’ONG américaine Global Energy Monitor (GEM). Dans un rapport publié en décembre et intitulé : « La ruée vers le gaz africain », l’organisation alerte sur le « risque énorme d’actifs échoués » que pourraient représenter ces investissements, en raison de ce qu’« une grande partie de ce gaz est destiné à pallier la crise énergétique à court terme de l’Europe résultant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». A titre d’exemple, indique la même source, 92% des 103 milliards d’investissements prévus uniquement pour la construction de terminaux GNL sur le continent concernerait l’export. « Cela augmenterait de 111 % la capacité africaine d’exportation de GNL à 79,3 millions de tonnes par an, tout en ne faisant pas grand-chose pour améliorer l’électrification du continent », remarquent les auteurs du rapport.
Les projets et entreprises indexés
Parmi les projets épinglés, GEM cite le mégaprojet du Mozambique dans lequel est notamment engagé le géant français TotalEnergies, mais aussi les projets de gazoducs du Nigeria dont deux sont portés conjointement avec le Maroc d’une part et l’Algérie d’autre part. Le projet de GNL de la Tanzanie est également cité, entre autres. Les principales entreprises et organisations porteuses de ces projets sont listés avec en tête la Nigerian National Petroleum Corporation, le sud-africain Transnet, l’Office national marocain des Hydrocarbures et des mines (ONHYM), la Société nationale des hydrocarbures du Mozambique, le ministère du Pétrole, de l’Energie et des Énergies renouvelables du Niger et l’algérien Sonatrach. La liste fait également mention de compagnies chinoises, israéliennes et américaines.
L’ONG estime qu’alors qu’« une grande partie » de ces 245 milliards de dollars d’investissements prévus pour la construction d’infrastructures gazières n’a pas encore été mobilisée, ces projets exposent les pays concernés à « un manque potentiel d’investissement dans les infrastructures d’énergie renouvelable », afin d’alimenter leur propre croissance.
« L’appétit de l’UE [Union européenne, NDLR] pour plus de GNL sera de courte durée. Au moment où un terminal sera construit, les projets d’exportation seront obsolètes à mesure que le monde passera aux énergies renouvelables », estime Julie Lurman Joly, directrice du programme pétrole et gaz chez GEM et ancien professeur agrégé de droit et de politique de l’environnement et des ressources naturelles à l’Université d’Alaska Fairbanks. « À ce stade, poursuit-elle, les pipelines nouveaux et existants en Afrique ne seraient pas en mesure de fournir de l’énergie à usage domestique sans construire encore plus d’infrastructures pour distribuer et brûler le gaz. Le coût de cet investissement supplémentaire et des externalités qui y sont associées, s’il est comparé au coût de développement d’une énergie renouvelable propre et bon marché, sera insoutenable, laissant également les pipelines bloqués ».
Cacophonie internationale autour des énergies fossiles et enjeux climat, l’ « hypocrisie » de l’Occident dénoncée
L’information a été diffusée de manière factuelle par plusieurs médias spécialisés et une partie de la presse d’Afrique anglophone. Pourtant, la majorité des projets épinglés sont en gestation depuis plusieurs années, soit bien avant la guerre en Ukraine déclenchée la nuit du 23 au 24 février 2022. Ce conflit a considérablement bouleversé les chaînes d’approvisionnement. La fin de cette guerre reste encore incertaine, poussant de nombreux experts à évoquer l’établissement potentiel d’un nouvel ordre mondial, y compris économique. Mais l’alerte de GEM revient-elle à dire qu’il faudrait abandonner les projets gaziers en cours ?
Pour rappel, les actifs échoués sont des actifs qui perdent leur valeur à cause de l’évolution du marché ou qui deviennent obsolètes avant leur amortissement complet, en raison de changements importants et soudains liés notamment aux contraintes environnementales. A l’heure de la transition énergétique, un dialogue de sourds s’est installé entre ceux qui militent pour un abandon total des énergies fossiles afin de préserver l’environnement, ceux qui -les Occidentaux en particulier- sont responsables des dérèglements climatiques mais n’arrivent toujours pas à se passer des énergies fossiles et ceux qui -surtout en Afrique- ont besoin d’utiliser leurs ressources naturelles pour se développer et rattraper leurs retards social et industriel.
Dans le sillage des COP, décideurs, experts et militants dénoncent régulièrement ce qu’ils qualifient d’ « hypocrisie » de la part de l’Occident au sujet des énergies fossiles. « Le monde développé s’est enrichi grâce à l’utilisation généralisée des combustibles fossiles, qui alimentent encore massivement la plupart de ses économies. […] Les pays riches exhortent les pays en développement à utiliser les énergies renouvelables. […]Pendant ce temps, l’Europe et les États-Unis supplient les nations arabes d’augmenter la production de pétrole. L’Allemagne rouvre des centrales au charbon, et l’Espagne et l’Italie dépensent beaucoup pour la production de gaz africain. Tant de pays européens ont demandé au Botswana d’extraire plus de charbon, si bien que le pays va plus que doubler ses exportations », regrette le célèbre climatologue suédois Bjorn Lomborg dans une tribune publiée en juillet dernier dans le Wall Street Journal.
N’y aura-t-il pas vraiment de marché pour le gaz africain ?
Le monde avance-t-il véritablement, dans son ensemble, vers l’abandon des énergies fossiles ? Dans un rapport publié mardi 17 janvier, un groupe de 13 ONG internationales dénonce cette fois l’« hypocrisie » des institutions financières qui, bien qu’ayant rejoint la Glasgow Financial Alliance Net Zero Carbone (GFANZ) visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et ainsi respecter l’Accord de Paris, continuent d’investir en masse dans les énergies fossiles. Depuis septembre 2022, les 58 plus grands gestionnaires d’actifs et 56 banques (BNP Paribas, Citi Bank, Barclays, Société Générale, …) ont respectivement misé 847 milliards de dollars et 269 milliards de dollars dans des projets de développement d’énergies fossiles.
Par ailleurs, L’ONG Reclaim Finance révèle également que la banque française Crédit Mutuel aurait « discrètement » revu sa politique pétrole et gaz. « Alors que le groupe s’était engagé en 2021 contre l’expansion pétrolière et gazière, aucune mention n’en est faite dans sa nouvelle politique », indique l’organisation.
Le marché n’existera-t-il pas (vraiment) pour le gaz africain ? L’Europe -dont les besoins sont importants en raison notamment de la saison hivernale et de ses industries- n’est pas le seul potentiel client des pays producteurs. L’Asie est également en pole position. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Chinois sont très regardants des projets gaziers africains. De plus, les Occidentaux n’ont pas fini avec l’utilisation du gaz, vu qu’ils sont les plus gros investisseurs dans ce type de projets. D’ailleurs lorsque les institutions et Etats annoncent la fin du financement des énergies fossiles en Afrique à compter de fin 2022, ils ne disent pas ce qu’ils feront sur leurs territoires et leurs entreprises poursuivent leurs activités sur le continent africain.
Le risque d’actifs échoués : à prendre en compte, de même que plusieurs autres paramètres
De l’avis du professeur Kévin Urama, Vice-président et Économiste en chef de la Banque africaine de développement, « le risque d’actifs échoués » doit être pris en compte par les pays qui dépendent des combustibles fossiles pour leur croissance économique. Cependant, le besoin d’industrialisation du continent africain devrait peser dans la balance. « Si après avoir utilisé son charbon, son pétrole et son gaz pour construire des industries qui demeurent, un pays qui a la capacité de s’adapter au changement climatique empêche un autre qui n’a encore rien construit de le faire, là intervient ce que j’appelle la justice morale. Les pays développés doivent aussi être attentifs aux besoins des pays en voie de développement. C’est la raison pour laquelle l’Accord de Paris sur le climat a été construit autour des responsabilités communes mais différenciées », explique l’expert dans un entretien avec La Tribune Afrique.
Bien que le continent n’émette que 4% des émissions de CO2, les pays se sont engagés -conformément à l’Accord de Paris, à s’adapter aux changements climatiques. Le couvert forestier régional principalement détenu par la République démocratique du Congo (RDC) est désormais plébiscité à l’échelle internationale pour favoriser l’atteinte du Zéro Carbone. Si les pays et entreprises font valoir leur engagement à exploiter les énergies fossiles grâce à des technologies qui permettent de limiter les émissions de GES, les levées de boucliers des ONG de défense de l’environnement -y compris à l’intérieur de l’Afrique- sont régulières. Actuellement, à titre d’exemple, TotalEnergies répond devant la justice française aux questions environnementales liées à son mégaprojet pétrolier en Tanzanie et en Ouganda.
Un équilibre est-il possible ?
Un juste milieu est-il possible ? Cette question d’équilibre fait l’objet de nombreux débats ces dernières années, faisant émerger la notion de « justice climatique ». Face au besoin d’électrification (650 millions de personnes en sont encore privées) et d’industrialisation (l’Afrique importe encore l’écrasante majorité des biens consommés) et alors que le gaz est largement utilisé dans tous les domaines de l’industrie, le dilemme demeure. Un dilemme qui, clairement, n’épargne pas les pays riches dont les « deux poids, deux mesures » ont été, une nouvelle fois, mis en évidence en septembre dernier lorsque leurs dirigeants boycottaient le sommet sur l’adaptation climatique de l’Afrique organisé aux Pays-Bas. Ces pays riches dont la promesse de 100 milliards de dollars de financement de l’adaptation des pays africains, rappelons-le, tarde à relever du concret.
Expert en développement industriel intégré, Papa Demba Thiam, estime qu’il faudrait regarder sous plusieurs angles les projets d’infrastructures gazières portés par les pays d’Afrique qui doivent composer à la fois avec la donne climatique, mais aussi la lutte contre la pauvreté, le chômage et le nécessaire développement industriel. « Quand on comprend l’économie des systèmes et des structures, on se rend compte qu’une décision majeure d’investissement -qui transforme l’environnement et les infrastructures- ne laisse pas le paysage socio-économique invariant », explique-t-il à LTA. « Car, poursuit l’économiste sénégalais, la conduite des changements comme l’investissement dans des nouveaux circuits de production et de commercialisation du gaz, crée aussitôt des externalités positives, c’est-à-dire des opportunités économiques qui sont générées directement et indirectement par ces infrastructures. Cela va structurer de nouvelles rationalités économiques qui, parfois, n’ont rien à voir avec l’exploitation primaire et d’origine de gaz ».
A l’aune de 2023 où la planète -encore en proie aux incertitudes- prépare la prochaine COP 28 accueillie par les Emirats arabes unis -non pas sans critiques justement à cause de leur casquette de gros exploitant de gaz et pétrole, le débat reste tout entier. Comment le continent africain résoudra-t-il la difficile équation du zéro carbone et de son nécessaire développement social et économique, sachant il ne reçoit pour son adaptation aux changements climatiques que 18 milliards de dollars de financement sur les 125 milliards de dollars de besoin annuel